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Mindfulness à Grenoble Ecole de Management - photo Bruno Moyen

Scientifisation, instrumentalisation, marchandisation…Comment l’entreprise s’empare de la pratique de la pleine conscience ?

La méditation de pleine conscience trouve depuis quelques années un terrain de prédilection en entreprises. La mindfulness est présentée comme un remède à l’accélération des processus et à la pression impactant les collaborateurs. Comment, la méditation – une pratique commune à toutes les traditions spirituelles et philosophiques, dont le bouddhisme – est-elle déployée au cœur d’une entreprise à vocation capitalistique ?

 

"Scientization, instrumentalization, and commodification of mindfulness in a professional services firm" est l’intitulé d’une recherche inédite, portant sur les modalités d’application de la mindfulness dans une entreprise internationale de consulting. Publiée en 2019 dans Organization, cette recherche a été conduite par trois enseignants-chercheurs : Mira Karjalainen de l’Université d’Helsinki en Finlande, Gazi Islam de Grenoble Ecole de Management et Marie Holm, de La Rochelle Business School – Excelia Group.

« Nous avons tracé le processus par lequel une idée devient un outil de gestion, explique d’entrée de jeu Gazi Islam, professeur au département Hommes, Organisations et Société de Grenoble Ecole de Management, spécialisé dans les comportements organisationnels. Notre objectif a consisté à comprendre comment les programmes de méditation de pleine conscience sont-ils mis en œuvre dans une organisation à but lucratif, et deviennent un instrument du processus de management. »

L’étude a été réalisée dans une entreprise de consulting internationale, dans laquelle ont été créés des ateliers de pratique de la mindfulness. 32 professionnels ont été interrogés individuellement dans le cadre d’entretiens qualitatifs d’une durée d’une heure. Les données ont été collectées entre 2015 et 2016.

Etablir une carte des variabilités d’applications

« Plutôt que de rechercher l’impact de la pratique de la mindfulness sur la performance, nous nous sommes attachés à observer les variations d’applications de la médiation de pleine conscience sur le terrain, relève Gazi Islam. Notre objectif a donc consisté à établir une carte des variabilités d’applications. Ainsi, nous sommes arrivés à la conclusion que la pratique de la pleine conscience, dans une entreprise capitaliste, constitue l’un des maillons des jeux de pouvoir dans l’organisation. »

 

Dynamique et processus sur le terrain

« Dans la pratique traditionnelle de la méditation de pleine conscience, il existe un idéal spirituel et philosophique. L’instrumentalisation qui est faite, lors de ses applications dans l’entreprise, finit par écarter cet idéal. Nous avons ainsi identifié les processus de scientifisation, d’instrumentalisation et de marchandisation des programmes de pleine conscience, en explorant les mécanismes par lesquels ces trois processus interagissent entre eux, » souligne Gazi Islam.

  • La scientifisation de la pleine conscience. L’usage qui est fait de la méditation de pleine conscience en entreprise est justifié par un background d’études scientifiques et médicales. De nombreuses recherches en neurobiologie, psychologie… viennent étayer l’emphase qui est faite autour des bienfaits mesurés de la pleine conscience.
  • L’instrumentalisation de la pleine conscience. La mindfulness est présentée ici comme un outil de promotion de la performance en entreprise ; ceci, dans le but d’être plus créatif, plus entreprenant, de mieux collaborer, de travailler efficacement… Ses visées sont très pragmatiques. L’aspect contemplatif, qui caractérise l’état de pleine conscience, devient un outil pratique, qui est mis au service des collaborateurs.
  • La marchandisation de la pleine conscience. La mindfulness est proposée comme un « produit innovant » à part entière. Sa pratique est « vendue » aux collaborateurs comme un instrument générant un bénéfice, tel un objet économique à valeur ajoutée.

Gazi Islam analyse : « En examinant la mise en œuvre des programmes de pleine conscience, nous avons observé que le processus de scientifisation vient appuyer l’instrumentalisation – en ce sens que des études empiriques viennent justifier sa mise en pratique dans l’entreprise –, ainsi que la marchandisation, qui intègre cette pratique au même titre qu’un développement de produit, qui génère du profit. »
Le chercheur conclut : « Sur le terrain de l’entreprise, la pratique de la pleine conscience a été intégrée comme une solution rapide pour faire face au stress ; un palliatif aux symptômes de pression au travail. Lors des discussions, les processus managériaux sont rarement abordés, tout comme la relation complexe de la pleine conscience avec les objectifs de l’entreprise et sa possibilité de fournir une source de critique au statu quo ambiant. »

Question à Dominique Steiler, titulaire de la Chaire Paix économique, mindfulness et bien-être au travail de Grenoble Ecole de Management.

La pratique de la mindfulness dans l’entreprise peut-elle ouvrir aux débats sur la mise en œuvre de nouveaux processus managériaux, propices au mieux-être des collaborateurs dans l’entreprise ? Est-ce sa vocation ? Quelle est votre analyse ?


Comme le présente l’article de mes collègues, les travaux de recherche principaux sur la pleine conscience et ses effets, proviennent du monde thérapeutique. L’objet même de ce monde est de faire varier à la hausse ou à la baisse des variables intéressantes dans une démarche de soin. La pratique de la pleine conscience a ainsi permis d’identifier des évolutions dans le stress perçu, la fatigue, les risques de rechute de la dépression, etc.


Ces travaux ont été repris par les chercheurs en management, mais surtout par les praticiens pour en extrapoler des intérêts pour l’entreprise. La pratique est devenue ainsi un moyen d’améliorer énormément de paramètres qui, au final, ont surtout un intérêt pour l’entreprise en termes de réduction de coûts et d’amélioration de performance. C’est en tout cas ce qu’a provoqué le processus de marchandisation de cette pratique.


Comme toujours, ces avancées ont des intérêts – avoir permis l’introduction de ces pratiques dont on connait les résultats positifs sur la personne, mais aussi sur les liens sociaux – , et des défauts. Par exemple, avoir conduit à une réelle instrumentalisation au profit de la performance, mais aussi parfois, à la stigmatisation de certaines personnes.


La question centrale me semble bien être la suivante : « A quoi peut bien servir réellement la pratique de la pleine conscience, et en quoi peut-elle apporter quelque chose à l’entreprise ? » Le regard que nous portons sur cette pratique, dans notre centre de recherche, vise à remettre les choses en perspective à partir de cette question.


La réponse serait la suivante. S’il est vrai que la pratique a des effets directs sur le bien-être, son intention majeure est d’améliorer la capacité d’une personne à entrer en contact avec la réalité vécue. Ceci, en identifiant ce qu’il se passe en elle (interprétations, jugements, émotions, réactions physiques, projections…) et en dehors d’elle (la situation elle-même). Dis autrement, cette pratique a pour objet premier d’améliorer mon aptitude à voir ce qui est… pour ensuite m’y ajuster de manière satisfaisante – en santé, en bien-être et en performance éventuellement.


Ainsi, son objet initial serait bien plus de pouvoir dire plus justement ce qui est à dire, surtout mes tensions et désaccords. Alors, si l’environnement est suffisamment sécure pour cette expression, mes tensions, stress et autres insatisfactions pourront s’améliorer par effet secondaire, comme un produit induit de la pratique… Et ceci, d’autant mieux que les dysfonctionnements organisationnels détectés seront régulés. C’est cette nouvelle place d’acteur à part entière du processus organisationnel, qui me fait quitter ma position de victime et dans le même temps l’emprise de la position de persécuteur du système, qui va contribuer à l’amélioration de l’organisation et de ma propre santé. L’objectif prioritaire de la pratique n’est donc pas immédiatement « d’aller mieux » (prévention secondaire), mais ouvre la possibilité de devenir un collaborateur perspicace à identifier, évoquer et contribuer à réduire les dysfonctionnements (prévention primaire).


Alors, pour la personne, la sensation de contrôle sur sa vie s’améliore et un bien-être en résulte, et pour l’entreprise, le collaborateur est une ressource précieuse capable de déceler les dysfonctionnements, de les mettre au jour et de contribuer à leur résolution.
En entreprise, la mindfulness délivre ainsi une compétence à mieux me confronter au réel – qu'il s'agit de développer – plus qu’une clé pour améliorer mon bien-être.

 

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