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Le match d’improvisation théâtrale comme allégorie de la paix économique

Les comédiens improvisateurs doivent notamment faire preuve d'empathie pour une performance réussie. Le résultat du match n'est là que secondaire. Christian Bertrand/Shutterstock

Christian Bertrand/Shutterstock

Laurent Lesavre, Grenoble École de Management (GEM)

Quelle analogie peut-on trouver pour illustrer le concept de « paix économique », c’est-à-dire des activités qui valorisent notre nature coopérative plutôt que notre potentiel agressif ? On suggère souvent le sport, et le football en particulier. Pourtant, le cas des matches d’improvisation théâtrale semblent nettement plus appropriés car la philosophie qui les sous-tend procure ce sentiment pacifié d’une compétition.

 

Le football courtois…

C’est vrai qu’à première vue, le football peut sembler un bon exemple de rapports pacifiés malgré des enjeux importants. En Coupe du monde, les grands joueurs jouent dans les mêmes grands clubs, où ils passent ensemble la majeure partie de la saison. Ils ne peuvent donc pas vraiment être ennemis. Paul Pogba, de l’équipe de France, a par exemple passé ses dernières vacances avec Romelu Lukaku de l’équipe belge, battue en demi-finale. Voilà qui expliquerait toute une série des scènes de courtoisie et de grand respect entre les joueurs lors de la dernière édition du Mondial en Russie, qui se rapprocherait ainsi d’une compétition pacifique.

On se souvient notamment du match Uruguay-France en quart de finale. Le Français Antoine Griezmann marque un but mais ne le fête pas selon son rituel habituel pour ne pas humilier ses amis uruguayens. Il se trouve que parmi ceux-ci figure notamment Diego Godín, qui est son coéquipier à l’Atlético et le parrain de sa fille ! « La France sera un rival, mais jamais un ennemi », dira l’entraîneur de l’Uruguay, démontrant ainsi que le fairplay existe aussi entre les entraîneurs. Or, parler de « rival » au lieu d’« ennemi », cela suggère presque que la compétition ne serait finalement qu’une succession de matchs « amicaux ».

… et ses limites

Pourtant, le parallèle avec le football n’est pas le plus pertinent pour définir la paix économique. En effet, en sport, il faut un vainqueur (et des perdants) à l’issue du tournoi ou du championnat. Or, ce n’est pas forcément la même chose pour l’entreprise. Après tout, pourquoi le consommateur n’aurait pas plusieurs marques concurrentes dans un même panier ?

Pour Pascal Dupraz, entraîneur des clubs d’Évian Thonon Gaillard puis de Toulouse, « le rôle du coach est de mettre son joueur dans les meilleures dispositions pour exercer son talent, physiquement, techniquement et moralement ». Il exercerait en quelque sorte un « servant leadership » (« leadership du serviteur »), terme trouvé par Robert Greenleaf, ancien DRH de la société américaine ATT, pour désigner le manager qui se met au service de ses collaborateurs, par opposition au manager traditionnel hiérarchique. Malgré cela, Pascal Dupraz n’aura de paix que si son équipe reste en Ligue 1, et donc gagne. Ainsi, le respect que l’on rencontre dans le sport trouve ses limites. Imaginez que ce genre d’enjeu repose sur les salariés d’une entreprise !

Sans nul doute, le fait que la victoire possède un enjeu qui dépasse la performance sportive n’est pas étranger à cette absence de paix économique. Le sport, et pas seulement le football, est imprégné du modèle capitaliste de marché, notamment de la notion de croissance. Les clubs sont la propriété de puissants et richissimes acteurs. Les fédérations (qui gèrent le football international mais aussi national) sont financées par les sponsors et surtout par les droits de retransmission des compétitions par les médias.

Ces médias sont soumis aux lois de l’audience, une audience qui dicte son désir de spectacle. La croissance (augmenter son patrimoine, ses revenus, son audience), impose donc plus de performances et de spectacle. Ainsi, les salaires des sportifs ont flambé ses trente dernières années, tout comme l’augmentation des investissements dans les clubs et, pour certains, leur capitalisation boursière.

Aujourd’hui, un rapide comparatif indique que les salaires des meilleurs sportifs sont proches de ceux des grandes stars du divertissement, ce qui confirme le caractère « spectaculaire » et divertissant du sport.

Triche et dopage

L’industrie du divertissement dans laquelle s’inscrit le sport depuis qu’il est devenu professionnel réclame du rythme, du vivant, de la rapidité, de l’éclat. Mais les sportifs sont physiquement limités et il est impossible de faire semblant. Les coureurs ne font pas semblant de courir. Alors survient la deuxième grande limite du modèle sportif, la triche, le dopage.

« Cette étape manque de rythme, il y avait plus d’animation sur les précédentes » commentera Patrick Chêne au lendemain de l’éviction d’une équipe Festina entièrement convaincue de dopage lors du tour de France 1998… Le journaliste sportif était là dans la posture du média qui réclame de l’animation. Il semble même sous-entendre qu’avec le dopage, c’était mieux.

Imaginez maintenant ce même modèle pour stimuler les ressources humaines de l’entreprise ! C’est vrai, on pourrait dire que le dopage existe sous forme d’anxiolytiques ou autres antidépresseurs. Mais, comme en sport, il n’est pas sans conséquence sur les individus et leur santé. Impossible donc, encore une fois, de prendre le sport comme allégorie de la paix économique.

Les matchs d’improvisation : le plaisir du public avant tout

Pour trouver une bonne illustration, il vous suffit en fait de vous rendre, non pas au stade mais au théâtre, pour assister à un match d’improvisation. Dans ce genre de performance artistique, le plaisir des spectateurs est indépendant du résultat du match. Parfois même, ces derniers ne se souviennent pas du vainqueur, mais simplement d’avoir passé une bonne soirée (ou pas).

Il y a bien un match, mais les deux équipes de comédiens improvisateurs ont en réalité le même objectif : réaliser une excellente prestation et conquérir ainsi le public. Les règles de cette compétition ont d’ailleurs été pensées pour que les improvisations soient bien menées et plaisent aux spectateurs. Quant aux comédiens, les éventuelles récompenses distribuées (étoile d’or du meilleur·e comédien·ne) ne les empêcheront sans doute pas de partager la soirée post-match, ce qui n’est pas forcément le cas des équipes sportives professionnelles.

L’examen des matchs d’improvisation pourrait donc nous éclairer sur la façon de développer une paix économique sur les marchés des entreprises. Ces matchs respectent bien les trois étapes de la paix économique, décrites précédemment dans ses colonnes : l’intention de paix, la paix comme chemin, et la paix comme fondation.

  • L’intention de paix, nous la trouvons dans le partage d’un objectif qui n’est pas de gagner le match, mais de produire un beau spectacle divertissant pour le public. Le plaisir du spectateur (marché) est un Graal commun prioritaire qui va conditionner le déroulement, la coopération avant la compétition.

  • La paix comme chemin se retrouve à travers deux principes fondamentaux de l’improvisation : dire « oui » et jouer d’abord avec le comédien de l’équipe adverse. Dire « oui », cela signifie accepter ce que propose l’autre pour compléter de sa propre idée et ainsi avancer dans la construction. Quand on entre dans une improvisation déjà démarrée, le principe est d’entrer en interaction en priorité avec le personnage joué par un membre de l’équipe adverse. Cela a pour conséquence de créer ensemble, et non pas de construire séparément l’improvisation.

  • Enfin, la paix comme fondation. Dans le travail d’acteur, l’empathie devenant la seconde nature du comédien improvisateur puisqu’il doit prendre conscience de soi, de ses émotions et des émotions des autres. Qualité que l’on retrouve de sans doute chez le manager pacifié. C’est cette empathie qui va fonder un esprit naturellement et nécessairement pacifique.

L’entreprise courtoise ?

Revenons à l’entreprise. Le parallèle avec le théâtre peut se faire à travers la notion de métiers (culture du métier d’acteur) et de formation (issus des mêmes écoles). Qu’est-ce qui importe entre deux ingénieurs formés dans la même école et qui vont chez deux concurrents ? Est-ce d’être meilleur que leur camarade d’école ou de bien faire le métier qu’ils aiment ? Mon sentiment est qu’ils aiment leur métier plus que la société qui les embauche, et ce malgré la politique de communication interne basée sur la culture dite « d’entreprise ». D’ailleurs, l’ingénieur restera sans doute plus proche de son camarade d’école travaillant chez le concurrent que de son collègue du marketing.

Il m’est arrivé de recevoir chez moi deux techniciens : l’un de Free, mon opérateur, et l’autre d’Orange, le fournisseur de lignes. À part le logo sur leur tenue de travail, dans leur discours et leur activité, je voyais d’avantages des collègues que des rivaux. Encore moins des ennemis. Peut-être même, étaient-ils sortis de la même école, du même quartier. Face à l’obstacle technique que représentait alors ma connexion, ils manifestaient davantage l’envie de réussir ensemble que de s’étriper à mes yeux pour démontrer leur différence. Un bel exemple de paix économique.The Conversation

Laurent Lesavre, professeur de théâtre d'entreprise, Grenoble École de Management (GEM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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