Quand l’entreprise tente d’enterrer la mémoire de son créateur…

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Nombreux sont les chercheurs en gestion à croire aux fantômes. La recherche sur les organisations nous enseigne en effet que la pesanteur du passé s’exerce sur les pratiques des différents acteurs. L’ombre des fondateurs plane, et c’est tout un héritage qui souffle sur les choix stratégiques des dirigeants.

Isabelle Galois-Faurie, Grenoble École de Management (GEM); François Grima, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Marcos Barros, Grenoble École de Management (GEM)

Tim Cook, PDG d’Apple, a déclaré à des journalistes de Wired qu’il lui était impossible de s’installer dans le bureau de son défunt prédécesseur Steve Jobs. Chez Dior, on continue de se demander ce qu’aurait pensé de chaque nouvelle collection le Christian qui a donné son nom à la firme, même 60 ans après sa mort.

Et cela vaut y compris en cas de transformations importantes. Dans les années 1990, Bang & Olufsen, fabriquant danois d’appareils de radio, a, par exemple, su tenir bon face à la concurrence du low cost en réfléchissant à partir de ce qui constituait son identité : associer technologie et art. Dit autrement, l’entreprise a su s’appuyer sur son capital immatériel et sur sa réputation d’où elle a pu tirer un avantage.

L’identité d’une organisation est ce qui la caractérise, la rend unique et distinctive sur le marché. Bien souvent, elle s’avère façonnée par la pensée et les valeurs portées par le fondateur. Mais qu’en est-il une fois celui-ci parti ?

Inspirée par les travaux du philosophe Jacques Derrida lorsqu’il disserte sur les Spectres de Marx, notre étude de cas montre que l’esprit du créateur peut agir de deux façons différentes. Il y a d’une part le spectre malléable, qui offre la possibilité aux membres de faire évoluer l’identité de leur organisation. D’autre part, le fantôme limitant les alternatives identitaires.

 

Une communion si sincère

L’entreprise, dont nous retraçons le parcours à partir d’archives et d’entretiens en utilisant ces concepts, a été fondée dans les années 1970. Spécialisée dans le coaching, ses membres suivent un processus d’intégration, l’« université », durant laquelle la vision du fondateur, sa façon d’envisager le développement des compétences managériales et les pratiques qui en découlent sont diffusées. Un ancien membre érige ce rituel au rang de « plus important trait distinctif de la société ».

Durant les premières années d’existence de l’entreprise, celle-ci affiche ainsi une identité forte, et les employés se reconnaissent dans l’image prestigieuse que celle-ci leur renvoie.

« Nous avions l’impression d’être des millionnaires, assis dans des hélicoptères, volant au-dessus du désert. »

Ils expriment un sentiment de fierté d’appartenance.

« Après quelques mois, je me sentais chez moi et fier de faire partie de cette entreprise. »

Lorsque le fondateur quitte le navire en 1995, une nouvelle gouvernance arrive au pouvoir. Les membres de l’entreprise redéfinissent alors certaines de leurs pratiques en s’émancipant peu à peu de l’esprit du fondateur. Les valeurs originelles s’assouplissent : l’arrogance fait place à l’humilité, le code vestimentaire devient moins strict et le système patriarcal devient une famille bienveillante.

« Il y avait des soirées le samedi soir et on se disait : “Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible d’avoir une telle communion aussi sincère”. »

L’absence du dirigeant-fondateur offre la possibilité aux membres de l’entreprise de remettre en question certains traits identitaires hérités du passé.

« Les quadras ont pris le pouvoir. On a mis un peu de latin dans un truc germanique pour que ce soit un peu plus marrant. »

L’esprit du fondateur agit ici sur le mode du spectre qui laisse la possibilité aux membres de l’entreprise d’envisager l’avenir autrement.

 

« Faites revenir la magie »

Reste que la crise économique de 2008 viendra bousculer ce nouvel équilibre. Une nouvelle gouvernance s’installe et des tensions apparaissent. Les nouveaux leaders réaffirment l’identité fondatrice pour justifier leurs choix stratégiques. Il y a là une sorte de « rituel d’évocation » pour reprendre Derrida.

Le spectre du fondateur devient alors un fantôme imposant. Les mythes et symboles du passé, loin d’être exorcisés, ressurgissent. L’autorité formelle et hiérarchique qui avait été contestée par les employés est rétablie, le code vestimentaire réhabilité.

 

Au-delà du discours, des contradictions vont néanmoins apparaître dans les pratiques. La mémoire du fondateur est même quelque peu trahie. L’université est détournée de sa fonction d’apprentissage, l’exigence est moindre et la qualité de l’offre diminue.

Des identifications contradictoires apparaissent entre les plus anciens nostalgiques d’un passé qui n’est plus et les autres membres qui regrettent l’identité flexible et bienveillante de la seconde période. En conséquence, le sentiment de fierté d’appartenance disparaît.

« Se sentir comme des millionnaires, les gens s’en souviennent avec une profonde nostalgie. Leur discours : “Faites revenir la magie et nous viendrons à la fête, à ce grand moment de fierté”. »

Exorcisme ou invocation ?

Cette histoire met en évidence l’importance pour les dirigeants de faire attention à la façon dont ils s’approprient l’héritage identitaire de l’organisation.

Lorsque les dirigeants laissent la possibilité aux membres de s’affranchir en partie de l’héritage du fondateur, la construction de significations inédites dans l’entreprise devient collectivement possible. Cette perspective spectrale permet aux employés de s’identifier à une identité nouvelle, co-construite et partagée. Il en résulte un attachement plus fort à l’organisation.

En revanche, la récupération d’un passé mythifié de l’entreprise peut avoir des conséquences négatives. Le retour du fantôme crée des tensions parmi les employés qui s’identifient à des éléments différents : les anciens ne se reconnaissent plus dans des pratiques qu’ils jugent « détournées », les autres membres rejettent tout simplement le retour de l’identité fondatrice. Les contradictions qui apparaissent entre le discours des dirigeants sur l’identité fondatrice et les pratiques menacent ainsi la cohésion du groupe et fragilisent l’attachement des membres à l’organisation.

Notre étude invite ainsi les dirigeants à mener une réflexion sur le passé identitaire de l’organisation et sur la manière dont il irrigue le présent. Exorciser le passé ou l’invoquer ? Associer les membres de l’entreprise ou bien prêcher ? Quels que soient les chemins empruntés, le discours des dirigeants aura un impact sur l’identification des membres à l’organisation dont il faudra tenir compte.The Conversation

Isabelle Galois-Faurie, Professeur assistante au département Homme, Organisations et Société, Grenoble École de Management (GEM); François Grima, Professeur des Universités, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Marcos Barros, Full professor, Grenoble École de Management (GEM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.